Interview

Peintre des architectures et des paysages, virtuose de la perspective, Jean-Paul Faccon touche par sa sensibilité et sa lucidité. Sa recherche de la beauté rend ses oeuvres fascinantes et poétiques.

Monsieur Faccon, comment définiriez-vous votre peinture ?

Ce sont avant tout des paysages, recréés par la contemplation du réel et de mes intériorisés, comme des réminiscences… J’observe la nature et ses processus d’érosion et transformation de la pierre. Par ailleurs, un élément capital dans mon travail est la notion de vertige : j’aime créer une dimension spatiale, inquiétante parfois mais pouvant déboucher sur une lumière que j’espère chaleureuse… J’essaie d’aller toujours le plus loin possible dans l’espace, à partir d’un premier plan moins travaillé que les arrières-plans.

Vous considérez-vous comme un peintre visionnaire ?

Le terme de visionnaire me convient mieux que fantastique, encore que je ne sache pas si on peut vraiment les distinguer… Mais il est certain que je n’aime pas l’imaginaire débridé, vague ou flou : c’est une forme d’aberration, car l’Art Visionnaire doit se baser sur une symbolique étudiée. Par exemple, j’aime beaucoup Ruysdael, un grand romantique, car sa peinture, très intériorisée et approfondie, exerce une telle fascination qu’elle en devient visionnaire… La peinture visionnaire conduit au rêve et à une méditation poétique, qu’on ne retrouve guère chez nombre de peintres contemporains ou modernes. De fait, ils en sont à l’opposé, sans profondeur spatiale car ils travaillent par aplats : c’est une caractéristique de la peinture du XXe siècle. Picasso ne m’a jamais fait rêver, son art est instantané et brut ; je n’ai rien contre lui, mais la poésie picturale m’attire plus…

Quel est votre parcours ?

J’ai commencé jeune, après découvrir le surréalisme comme tant dans les années 1960. J’ai vite peint des formes architecturales et humaines, et je fus même, pendant un temps, à la limite de l’abstraction pure… Ma fascination pour Piranese ( graveur italien du XVIIIe siècle connu pour ses vues de Rome et ses prisons, certaines fantastiques ) me poussa à travailler la perspective : je sentais les limitations que j’aurais eues sans ce travail sur l’espace d’après les règles classiques !

J’ai certes fait des études d’arts appliqués, mais je me suis toujours senti peintre : j’aurais préféré une école de beaux-arts purs, mais mes parents avaient alors refusé. Or, je me suis toujours rebellé contre toute forme de travail d’art appliqué : je n’aurais donc pu tenir dans une agence de publicité. Il fut un temps où je rejetai la peinture due à la décadence picturale ambiante : quand j’étais étudiant, le Salon de Mai me laissa plus que déconcerté…

Je me suis alors réfugié dans la musique, j’ai travaillé avec mon épouse à des illustrations de contes, j’ai écrit des textes, jamais publiés mais qui me faisaient beaucoup rêver. J’ai mis du temps à revenir à la peinture. Hélas, elle me marginalise : elle se vend mal. Mais une force en moi me pousse à poursuivre, quitte à me répéter : je suis convaincu qu’au bout il y a quelque chose ! Je ne peux vraiment le définir, mais c’est une sorte d’idéal artistique…

Quelles sont vos thèmes ?

Pendant un temps, l’architecture occupa la place principale, puis s’imbriqua progressivement aux paysages. En fait, mes éléments architecturaux se réduisent à peu de chose, car j’aime sonder les profondeurs, la pierre, les roches, les bords de mer, la Bretagne… De fait, j’ai une maison dans le Vercors, une montagne assez austère et avec beaucoup de falaises à pic : j’y puise des références… Je suis originaire du nord de la France et connais peu la montagne, mais paradoxalement j’aime son austérité, sa solitude, sa lumière et son mouvement perpétuel entre les nuages dans ses vastes panoramas. En montagne, dominer la mouvance de la lumière sur les falaises m’enchante, c’est ce que je cherche à traduire, en créant un enchantement à partir des effets de lumière sur les roches et les architectures…

Les épaves me fascinaient aussi par leur immobilité devant l’infini : un aspect romantique et pathétique. J’en ai même peint parfois, pour voir si ça ne se vendait pas mieux…

Comment peignez-vous ?

Je travaille d’abord la perspective : c’est une approche classique de l’espace qui me permet d’organiser mes paysages. Je peux me permettre une certaine liberté à partir de ces structures architecturales, qui sont l’ossature de la toile. J’ai toujours un dessin de base, mais il est rare qu’il reste conforme à l’idée d’origine : je suis obligé de la bousculer, de la transformer parvenir à quelque chose de neuf, j’ai souvent l’impression de me battre pour découvrir en moi quelque chose qui me satisfasse.

On retrouve toujours les lignes de force, mais le dessin se transforme au cours du travail : du coup, je n’ai pas une facture lisse, puisque je retravaille, et empâte, à la recherche de cette fameuse lumière. Je détruis beaucoup pour reconstruire, il y a donc des peintures détruites dans mes toiles : mon travail est une lutte perpétuelle entre le chaos, l’inachevé, et la volonté de finir…

Le style roman est très présent dans vos architectures. Auriez-vous aimé être architecte ?

Je ne l’ai jamais envisagé, mais sans doute aurais-je aimé… Cela dit, si mes édifices étaient construits, ils seraient si inquiétants que je n’aimerais les voir que sous forme de mirages ! J’apprécie l’architecture romane, tout comme l’architecture islamique que je ne connais qu’en photos, n’ayant pas voyagé. J’aime leur dépouillement, la sobriété de la décoration, cette puissance formelle, et le rapport des ciselures à des parois nues.

Vos œuvres se singularisent par l’absence d’animaux, de personnes.

Oui, pour la bonne raison que les premiers plans sont déjà souvent très éloignés, et que si j’y intégrais des personnages, ils seraient tout petits. J’ai peint des oiseaux jadis, mais ça ne plaisait pas à Hervé Sérane, qui était alors mon galeriste : j’ai alors banni l’anecdote pour me cantonner aux formes pures et abstraites…

En fait, pour moi, le motif est d’ordre secondaire, mon travail porte essentiellement sur l’espace et la lumière, même si les motifs me servent à créer une spatialité. Mes œuvres sont souvent pleines, même si j’aime aussi peindre les ciels : je tends à remplir la toile en montant très haut sur la ligne d’horizon, souvent cachée par la ligne des montagnes.

Quelles sont vos sources d’inspiration en dehors de la peinture ?

Je travaille énormément, et j’ai donc peu de temps pour lire. J’ai lu Thomas Bernhard, d’un dépouillement extrême, quasi nihiliste, mais on y perçoit un amour de l’homme…

La musique m’inspire énormément et m’inspire un idéal de beauté. Si j’aime toutes les musiques, j’affectionne particulièrement Bach, Monteverdi ( au Magnificat stupéfiant ), Arvo Pärt, les concertos et œuvres maçonniques de Mozart, ainsi que les œuvres plus anciennes interprétées par Jordi Savall

On m’a déjà demandé quelle musique je souhaitais diffuser pour accompagner mes peintures. Bien choisie, je pense qu’elle peut aider et mettre les gens dans des conditions de vision, dans une forme d’envoûtement. Mais les gens ont peur de ma peinture, car elle est trop silencieuse pour eux. De fait, dans une autre vie, j’aurais aimé être musicien…

Quels sont les artistes qui vous ont inspiré ?

Curieusement, ce sont plutôt les classiques, et ce indépendamment des écoles. J’apprécie les grands maîtres ( Vermeer, Titien, Rembrandt ) et les peintres intimistes ( Chardin ) qui sont allés très loin dans le travail de la lumière et du modelé. Plus proche de nous, je fus très jeune influencé par Max Ernst et Paul Klee. En revanche, Bosch ne m’a jamais passionné : il peignait vite, et cela se voit, il est un peu sec, encore très gothique. Je suis fasciné par les paysages de Bruegel, l’Ancien comme on dit, et qu’on présente comme un patriarche alors qu’il mourut à 42 ans… Mais à vrai dire, nul ne m’influence plus.

Parmi les visionnaires, j’ai trouvé des affinités avec la peinture de Roland Cat : je ne crois pas l’avoir imité, mais il m’encouragea dans ma voie… J’apprécie aussi le métier de Verlinde. Il y a aussi Ugarte dont je me sens proche, même si son travail est plus graphique, car l’acrylique fouille plus dans le détail. De même pour Margotton, que j’ai rencontré dans une petite galerie rue Mazarine, Art Visionnaire, mais qui malheureusement ne tint pas longtemps… Depuis, je me suis détaché du côté ésotérique, mais à l’époque, je faisais occasionnellement des visages et des dessins à la manière de Fuchs, ou même de Vinci.

Quel est l’accueil à vos œuvres ?

C’est très tranché : il y a ceux qui les adorent spontanément, et ceux qui les rejettent catégoriquement, c’est flagrant. Je pense que ceux qui apprécient mon travail ont une vie intérieure et aiment à se retrancher sur eux-mêmes. Ce sont des contemplatifs, même s’ils n’ont pas nécessairement la possibilité de se livrer à une contemplation dans leur vie quotidienne, mais ils portent cela en eux. Ceux qui n’aiment pas disent qu’elles sont froides, inhumaines, sans personnages, que je suis un misanthrope, etc.

Pour vous, comment définiriez-vous la peinture ?

Comme un art de la contemplation, une vision. Le contenu est secondaire pour moi : je recherche la beauté plastique, l’authenticité du travail, l’artiste qui va au bout de lui-même… Mais cela mène à des excès, tel Soulages qui disait ne percevoir Rembrandt qu’en termes de surfaces planes et brutes ! Or la peinture a une profondeur magique, et dans la pratique du métier, une grande humilité, une part de spiritualité quasiment alchimique… Je ne pense pas à un dieu chrétien, mais je crois à des présences cachées, des êtres spirituels, des anges peut-être…

Comment verriez-vous l’artiste dans le meilleur des mondes ?

Des sociétés donnant les moyens à l’artiste de se surpasser, de libérer ses pulsions créatrices par de grandes commandes, comme à la Renaissance, et sans égocentrisme. Ce n’est qu’ainsi que l’Italie put se doter d’autant de génies et d’œuvres de maîtres. Or la situation actuelle est une catastrophe :

  1. la France ne donne pas aux peintres les moyens de se faire connaître,
  2. les critiques d’art sont de moins en moins intègres,
  3. et le peintre est livré à lui-même, coupé de tout.

C’est inquiétant, car les grandes civilisations avaient de fortes individualités, mais en constante communication ou osmose entre elles. Cela crée des forces, alors que la solitude radicale est dangereuse…

Comment voyez-vous donc l’évolution de la peinture aujourd’hui ?

Très mal, il y a un tel imbroglio, on mélange tout, c’est un vrai capharnaüm !Il faut aller à la FIAC pour répondre à cette question, mais je n’y vais jamais, même Hervé Sérane n’a jamais pu y participer ! Car on s’improvise volontiers peintre de nos jours, autant de pseudo-peintres qui vulgarisent et discréditent la peinture : il ne suffit pas de peindre comme van Gogh pour égaler son talent !

J’en arrive parfois à me demander si un beau métier n’est perçu plus que comme une falsification : les métiers tendent à être déconsidérés, sauf à trouver un ‘truc’ pour un aboutissement commercial. Un extrême en est l’art brut, comme Dubuffet : peindre comme des aliénés ou comme des enfants, ce qui a précipité l’art à un niveau très bas. La richesse intrinsèque a été proscrite.

J’entendis un jour quelqu’un qui s’interrogeait : « comment se fait-il qu’il y ait toujours un consensus sur les grandes œuvres d’art ? Parce que toute grande œuvre d’art est infiniment complexe ». C’est idiot : une cathédrale gothique est pourtant plus complexe qu’un pavillon HLM ! C’est pourquoi on visitera toujours les premières et non les secondes, malgré les siècles.

Notre société manquerait-elle donc tant de sens critique ?

Hum ! Les gens sont assez désaxés, et ils s’agitent beaucoup. Il y a cette incapacité apparente à la paix intérieure et à s’accorder un temps de réflexion, sans cesse happés par des éléments extérieurs imposés, comme la télévision…

La nature est de plus en plus falsifiée et dégradée par la civilisation, les gens ne peuvent plus s’y ressourcer, même s’ils le voulaient. Où qu’on aille, ce sont les mêmes magasins, les mêmes clichés et les mêmes schémas sociaux ! Je crois qu’actuellement, il faut faire un effort énorme pour jouir de la solitude, non comme une limitation de l’être, mais comme un élargissement de l’esprit, loin de l’enfermement radical…

Serait-ce le reflet d’une peur de l’ennui et de la solitude ?

Sans doute : c’est un cercle vicieux. Beaucoup laissent la télévision allumée en permanence, sans la regarder : je le vois si bien autour de moi, puisque je ne l’ai pas chez moi. Malgré cela, ils la regardent quand même ; j’ignore ce que cette saturation et laideur d’images créent dans leur inconscient…

Les gens, gâtés par la technologie, sont littéralement envahis par le matérialisme. Dans son journal, Delacroix s’inquiétait déjà de l’incessante quête de la vitesse, si anglo-saxonne… Je trouve curieux que les artistes visionnaires soient si souvent en rébellion contre l’évolution de la technologie, et ce qu’on considère comme le progrès social. C’est pourquoi je suis très heureux que vous ayez fait appel à moi, cela fait longtemps que je n’avais eu l’occasion de vivre en tant qu’artiste de façon intellectuelle et spirituelle, loin des rapports purement commerciaux…

Qu’est-ce qui fait, comme pour d’autres, votre différence ?

Cela doit tenir à l’enfance, à l’éducation, et à la situation sociale. Certains ont dû avoir des formes de révélation, peut-être lors de temps morts, ou d’ennui, qui les ont obligés à puiser en eux-mêmes : un privilège de se découvrir que n’a pas tout le monde. La promiscuité rend difficile la conscience de soi et de son unicité.

Quand j’étais adolescent, j’éprouvais le besoin de me méfier de l’esprit d’autrui et de la routine. Je la comprends mieux aujourd’hui : la dureté de la vie, les fatigues de l’existence découragent l’effort, et on s’ennuie, mais ce n’est pas une excuse… Les visionnaires appartiennent aux contemplatifs : je crois que tous les artistes ayant vécu en marge sont des êtres solitaires, sauf à baigner dans un milieu culturel et intellectuel comme jadis, où les salons leur permettaient de s’extérioriser. De nos jours, il n’y a plus de salons, mais des grands magasins, la bureaucratie… La vie intérieure doit rester secrète : c’est la face ésotérique de l’être. L’individu profond est égocentrique, et cherche à se distinguer de l’autre. La vie extérieure, quant à elle, doit se conformer et uniformiser à la société. Il est dur de concilier les deux, car le problème du peintre reste de se donner à connaître à la société pour commercialiser ses œuvres, dont il vit.

S’il devait rester un souvenir, ou un message pour la postérité ?

C’est peut-être un peu prétentieux, mais je dirais cette sorte de rayonnement silencieux, et musical en même temps : une quête de plénitude pourtant jonchée d’obstacles. Je ne conçois pas la peinture sans l’amour de la Nature, à travers l’infiniment petit ou l’infiniment grand. Je conseille la visite des musées, le respect des anciens maîtres et de leurs chefs-d’œuvre pour comprendre ce qu’est la vraie peinture : on doit entrer dans un musée comme on entre dans une église…

Œuvres reproduites avec l’aimable autorisation de Jean-Paul FACCON : Droits Réservés.